Rencontre avec Kléber Bazoin
« Je vais vous parler de ma toute petite jeunesse, quand nous sommes arrivés à Roquefort. Mon pauvre père était un papetier professionnel. Il était en Seine-et-Marne, dans une papeterie, à Soupe. Et il a su qu'une papeterie se montait à Roquefort. C'était en 1929, alors il s'est embauché ici. Et deux ou trois ans après, il y a eu la faillite, conséquence de la crise économique. Alors la fermeture de la papeterie, c'était un problème !
Il y avait un enfant à la maison : moi (j'étais le seul encore), mon père devait travailler. Il a passé des concours pour entrer dans la gendarmerie, à défaut de faire du papier.. .Et avec ça, il a reçu du courrier, il avait une place de papetier en Belgique. Alors c'était un choix pour lui : ou la gendarmerie, ou la papeterie. Via pour la Belgique. Et là-bas, malgré tout, il avait la nostalgie du pays,.. Est-ce par des revues de la profession papetière qu'il a appris que l'usine de Roquefort allait redémarrer ?
Alors il a refait le balluchon, et nous voilà revenus ici. Il faut dire que dans cette profession, quand on arrive déjà au stade de Conducteur de Machine à Papier, on a des avantages très importants: on est automatiquement logé, chauffé, éclairé ; et les mutations aux frais de l'employeur. Alors on est revenu, et ça a redémarré sous le nom de CENPA , qui détenait la papeterie de Bègles, alors que la première Société comptait plusieurs actionnaires locaux, dont M.Lescouzères . Et ça a tourné jusqu'à la fermeture, en 1978. Mais ça n'a pas été simple pendant l'Occupation...
Dans la première période de marche de la papeterie, les gosses de la Cité, on allait à l'école au « Couvent ».Nos mères travaillaient à la papeterie, alors c'était la femme du ramoneur qui nous accompagnait à l'école à pied. La Direction l'avait embauchée pour ça . Et le soir , elle revenait nous chercher. Et quand l'usine a redémarré, on est allé à l'Ecole Publique. J'ai eu comme instituteur M. Bouydron.. Je le vois encore arriver, avec son vélo de course, avec un gros phare surélevé sur le guidon , les pinces au pantalon… Et on filait droit! Il avait le CM1, le CM2 et le Cours Complémentaire, on était une belle bande de gosses !Il n'y avait pas de cantine, certains allaient manger la soupe au « bistrot » voisin, chez « Matioù »,moi je rentrais par la passerelle de l'Estampon. Et puis en 1938, ma pauvre mère est tombée enceinte . C'était une maladie honteuse, à l'époque... Un gosse de douze ans qui aurait vu grossir le ventre de sa mère, ça ne se pouvait pas ! Alors, vite, il fallait m'expédier ! Un jour, je vois mon père arriver pendant la classe... Il a frappé, le maître sort, puis m'appelle, et il me dit: « Voilà, tu arrêtes l'école ».Il ne m'a pas donné les raisons, il m'a fait promettre de travailler. Mes parents avaient tout combiné: mon oncle, qui était marchand de tissus ambulant , est venu me chercher, et via Barbezieux, en Charente ! Il m'a donné une paire de caleçons, un pantalon long, parce que sur le marché il fait pas chaud, et me voilà marchand ambulant! Tous les jours de la semaine, c'était programmé, on faisait les foires des environs. En 1939, mon oncle a été mobilisé, et le voilà parti à la guerre.Avec ma tante, o n f a i s a i t t o u r n e r l ' a f - faire.Maintenant, ça ne se ferait pas, elle ne savait pas conduire! On avait la voiture et la remorque bourrées, ça faisait du poids! Et on faisait la tournée, sans permis, ni rien ! Elle s'est habituée, et ça a été.
Puis les Allemands sont rentrés en France, et vite, mon père est venu me chercher, avec la voiture de l'usine, conduite par un nommé Gestas. Ce monsieur conduisait aussi la petite locomotive qui allait de Roquefort à Lencouacq, et il était chauffeur à la papeterie. Il a fallu attendre que j'aie quatorze ans pour entrer à l'usine, et j'ai embauché. Quelque temps après, on s'amusait, , les Allemands sont arrivés, je les vois encore! Ils se sont garés tout le long de la route de Champagne (quartier de Roquefort ) avec leurs side-cars. Ils ont fait leur toilette, une glace sur le guidon, ils se sont rasés, je les revois encore...
Mon temps, je l'employais entre la papeterie et le ravitaillement. Je travaillais de quatre heures à midi. une semaine, puis de midi à huit heures. Les restrictions pour l'alimentation ont commencé: c'était un problème, on n'était pas en ville, mais pas à la campagne non plus. Alors mon père a demandé à l'usine de nous faire un « courteiln » (parc à cochons) ; il a acheté un cochon, puis une douzaine de dindons. Quand je ne travaillais pas, j'amenais les dindons à Champagne, ils connaissaient le chemin:dès que j'ouvrais le portail, ils volaient à un mètre de hauteur, pip pip pip pip pip ! Et allez, les voilà partis! Alors je les faisais paccager, ils trouvaient à manger, et le soir, je les ramenais.Et avec çà il fallait aller ramasser des glands pour le cochon, des « pouillos »…Vous savez ce que c’est ? C’est un peu comme le poireau, avec des feuilles beaucoup plus larges, et il y a comme une patate, mais plus difforme, comme les topinambours. On faisait bouillir ça dans un chaudron, avec de la farine de maïs, et on engraissait le cochon… C’était une période difficile…
Les plus turbulents avec les Allemands, c'étaient des gosses de mon âge : seize ans, presque dixsept... Alors , on allait au cinéma . Là, il y avait beaucoup d'Allemands , et très peu de Français.Le film passé, à l'entracte, ils faisaient leur pub, ils nous montraient les chars allemands qui rentraient en Russie. Alors ils jouaient de l'accordéon , ça chantait... Eux ils étaient contents de voir ça, et ils riaient. Alors, nous: « pchiiiit!!!! » , on donnait un coup de sifflet: Tout s'arrêtait, mais ils ne disaient rien et ils recommençaient à rigoler....Alors encore un coup de sifflet, ils s'arrêtaient , et quelques uns se levaient...et on était repéré... Allez, ils nous menaient jusqu'à l'entrée, et quand on avait descendu les marches, un grand coup de bottes dans le derrière, on allait atterrir sur le milieu de la route , entre les Galeries et la porte d'entrée du cinéma ...Ces coups de bottes dans le derrière!mais on le cherchait…
On a souffert quand même, parce qu'il y avait des cartes de rationnement pour le pain. On allait faire les commissions, des voitures il n'y en avait pas, et on n'avait même pas de vélos.
Télécharger la version complète